11 septembre 2006
intermède #2 - Vis ma vie #1 - Friedrich Nietzsche
Portrait de l’homme. La mesquine salle à manger d’une pension à six francs par jour, dans un hôtel des Alpes ou sur le rivage de la Ligurie. Des hôtes indifférents, le plus souvent de vieilles dames occupées à bavarder. La cloche a sonné trois coups pour appeler les gens à table. Sur le seuil passe, les épaules affaissées, une silhouette incertaine, légèrement voûtée : comme s’il sortait d’une caverne, Nietzsche, qui est « aveugle au six septièmes », entre toujours d’un pal mal assuré dans un logis étranger. Il porte un costume sombre, soigneusement brossé ; la face est également sombre, avec les cheveux broussailleux, bruns, ondulés. Sombres sont aussi les yeux derrière les épaisses lunettes de malade, extraordinairement bombées. Doucement et même timidement, il s’approche, enveloppé d’un mutisme anormal. On sent là un homme vivant dans l’ombre, au-delà de toute société et de toute conversation, craignant tout bruit avec une anxiété presque neurasthénique : poliment, avec une courtoisie pleine de distinction, il salue les autres et poliment, avec une aimable indifférence, les autres rendent son salut au professeur allemand. Avec la précaution d’un myope, il s’avance vers la table ; avec la précaution d’un homme à l’estomac sensible, il examine tous les plats, pour voir, par exemple, si le thé n’est pas trop fort, si les mets ne sont pas trop épicés, car les erreurs de nourriture irritent ses intestins fragiles et toute faute commise dans son alimentation bouleverse des journées entières ses nerfs frémissants. Pas un verre de vin, pas un verre de bière, pas d’alcool, pas de café devant lui, pas de cigare, pas de cigarette après le repas ; rien de ce qui stimule, rafraîchit ou détend ; seul un repas bref et maigre, et une petite conversation urbaine, superficielles, à voix basse avec un voisin d’occasion – il parle comme un homme qui en a perdu l’habitude depuis des années et qui redoute qu’on ne lui pose trop de questions. Puis il remonte dans sa petite chambre garnie, étroite, mesquine, froidement meublée, la table pleine d’innombrables feuilles, notes, écrits et épreuves ; mais pas une fleur, pas un ornement, à peine un livre et rarement une lettre. Là-bas, dans le coin, une lourde et grosse malle de bois, son unique avoir, avec ses deux chemises et un costume de rechange ( à part cela, rien que des livres et des manuscrits). Sur une étagère, d’innombrables bouteilles, flacons et mixtures : contre les maux de tête qui, pendant des heures, le rendent fou, contre les crampes d’estomac, les vomissements spasmodiques, la paresses intestinale et, surtout, les terribles médicaments contre l’insomnie – chloral et véronal. Un épouvantable arsenal de poisons et de drogues – les seuls secours qu’il ait dans ce silence vide de chambre étrangères, où il ne trouve d’autre repos qu’un court sommeil obtenu artificiellement. » (extrait de Nietzsche de Stefan Zweig, 1930)
posted by Efera N'Seka @ 23:35  
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